Le coopérativisme de plateforme - 10 principes contre l'upérisation et le business de l'économie du partage
Le coopérativisme de plateforme - 10 principes contre l'upérisation et le business de l'économie du partage
de Trebor Scholz
Traduit et préfacé par Philippe Vion-Dury
Malgré tous les discours enjôleurs sur le partage et la démocratisation, l’économie collaborative a dérivé vers l’ultralibéralisme, jusqu’à devenir une des branches les plus lucratives du capitalisme. De Airbnb à Uber en passant par Deliveroo, la notion de partage a très vite été détournée en moyen de gagner de l’argent avec tout et n’importe quoi. Les plateformes révèlent jour après jour leur modèle économique prédateur, essentiellement basé sur le précariat, le prolétariat numérique et l’exploitation de l’insécurité économique. Trebor Scholz propose une alternative réaliste à ces dérives, ainsi que des solutions pour réinventer l’avenir du travail, sa correcte rémunération et un partage plus équitable des bénéfices. Véritable manifeste pour une autre gouvernance de l’internet et des plateformes, l’ouvrage fournit 10 principes étayés par un panorama mondial d’alternatives. Ces applications concrètes prouvent la viabilité de ces principes et leur capacité à s’opposer à la concentration de la richesse et à la précarité engendrées par l’économie collaborative, ainsi qu’aux transformations qu’elle impose sous la domination de la Silicon Valley.
Sommaire
Préface de Philippe Vion-Dury
Chapitre 1 Les impasses de l’économie du partage
Chapitre 2 Amazon s’invite dans l’économie du partage
Chapitre 3 L’essor du coopérativisme de plateforme
Chapitre 4 Vers une typologie des plateformes coopératives
Chapitre 5 10 principes pour le coopérativisme de plateforme
Chapitre 6 L’écosystème coopératif
Conclusion Pour tous
Ouvrage en partenariat avec
Trebor Scholz est enseignant-chercheur à la New School for Social Research de New York. Père du concept de digital labor, il coordonne depuis 2009 les conférences sur le travail numérique.
Broché 96 pages
ISBN 978-2-36405-160-7
Prix public 12 euros TTC
Extrait de la préface de Philippe Vion-Dury
Les technologies ont longtemps souffert d’un impensé. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, rares sont les occasions où le développement et l’usage d’une technique ont effleuré le débat public. Seuls le nucléaire et les biotechnologies ont su parfois dépasser les cercles d’initiés. La massification des technologies numériques semble avoir brisé le sceau. Jamais la modernité n’avait offert une place aussi centrale aux technologies. Nos activités économiques, nos usages sociaux, notre accès à l’information, nos professions…, tout a été bouleversé en l’espace de deux décennies. L’euphorie est passée et le travail de la critique semble enfin s’éveiller de sa torpeur pour analyser les nouvelles logiques à l’oeuvre.
En face, les discours tantôt candides, tantôt cyniques, de technologues et prospectivistes tout entiers acquis à la croyance dans les forces bénéfiques du progrès minimisent le drame social qui se noue. Les difficultés ne seraient que transitoires, pleines de promesses — et de toute façon inévitables. Les sceptiques peuvent bien balayer ces poncifs d’un revers de main, ils n’en seront pas moins fatalement confrontés à l’éternelle question : « que faire ? »
Rejetez les nouvelles technologies en bloc, tentez d’expliquer que « vouloir », cela peut être encore « refuser », et vous voilà étiqueté comme « néo-luddite » — un radical prêt à briser les machines dont le souhait secret serait de retourner à l’éclairage à la bougie. Adoptez a contrario une position réformiste, soutenez qu’il est possible de transformer le système par petites touches, et vous voilà poussé dans le camp de ceux qui s’accommodent finalement fort bien de l’état des choses, mais préféreraient tout de même s’épargner une crise de conscience à la vue de tous ceux qui paient la note.
Don Quichotte contre Tartuffe.
Qui a tort ? Qui a raison ? Le refus radical des technologies numériques semble promis à l’échec tant celles-ci ont su pénétrer les usages et apparaître indispensables aux yeux des consommateurs conquis par une vie rendue si facile et « pratique ». Mais la régulation des « effets pervers » — qui ne doit toutefois pas entraver les « progrès indéniables » de l’innovation — débouche de son côté sur des demi-mesures entretenant une logique du moindre mal.
Pire, elle prête le flanc à toutes les récupérations et tous les détournements — les dérives de l’équitable, du bio, du green et du responsable nous le rappellent quotidiennement.
Le livre de Trebor Sholz, tente de se glisser entre ces antagonismes et de tracer une troisième voie. Pas question de rester en marge du numérique, pas question non plus de se faire leurrer par les solutions que proposeront le marché ou les législations : il est impératif de creuser un nouveau sillon au sein de cette alternative. « Le combat pour la vie privée et la lutte pour l’amélioration des salaires des travailleurs connectés sont importants, mais les modèles de propriété coopérative sur internet répondraient à nombre de ces problèmes », écrit-il.
Trebor Scholz l’a bien compris : il est devenu tout à fait secondaire de lutter contre les effets du capitalisme par la voie traditionnelle. Pourquoi ? Parce que l’innovation numérique repose sur la disruption. Elle brise les anciens cadres et règles, place les travailleurs dans des conditions inédites, invente des modèles qui échappent aux définitions juridiques, crée des espaces où seul le code informatique fait loi. Cette vague disruptive, célébrée par un écosystème de startup et certains hommes politiques, emporte tout.
La destruction créatrice nous est présentée comme l’expression naturelle d’un phénomène immuable : le changement. Pour le meilleur, bien entendu. « Bienvenue dans les villages Potemkine de “l’économie du partage” où vous pouvez enfin vendre les fruits des arbres de votre jardin à vos voisins, faire du covoiturage, louer une maison perchée dans les arbres de la forêt de Redwood ou réserver un KinkBNB1 », ironise l’auteur. Les nouveaux modèles sécrétés par ce « capitalisme de plateforme » sont parvenus à se loger dans les zones grises du droit et orchestrent une véritable « stratégie du fait accompli ». « J’y suis, j’y reste », pourrait-on dire. Et pour y rester, des milliards sont dépensés en lobbying et en relations publiques afin de peser sur les lois et influencer les consommateurs, tandis que startupers et business angels infligent leur visage souriant à la face du monde. Les décideurs, ahuris ou cyniques, se contentent de crier à l’envi qu’il faudrait des GAFA français et européens, sans comprendre que la nationalité importe finalement peu tant que le modèle, lui, perdure Trebor Scholz revient rapidement sur ces points dans une introduction acérée.
Du modèle actuel, il n’y a pas grandchose à sauver. « Les bénéfices du capitalisme de plateforme pour les consommateurs, les patrons et les actionnaires sont évidents, mais la valeur ajoutée pour les travailleurs vulnérables et les avantages à long terme pour ces mêmes consommateurs sont, dans le meilleur des cas, incertains. » Autre vertu de l’ouvrage : la volonté de l’auteur de se placer, à chaque fois, dans la perspective des travailleurs. À aucun moment il ne tombe dans l’idéalisation du consom’acteur, si prégnant dans le débat public.
Le consom’acteur, c’est la rencontre positive et rétroactive de l’individu et du marché, une vision complètement fantasmagorique d’un homme rationnel et bienveillant dont l’intérêt guiderait le marché pour faire, en définitive, progresser la société. Le consommateur serait devenu le sujet politique par excellence : en choisissant parmi l’offre, il récompense ou punit les entreprises et il finit par guider le marché tout entier vers plus de solidarité, de responsabilité, de durabilité. Comme si acheter bio à l’hypermarché était un acte révolutionnaire. Comme si l’individu moderne, souvent urbain et toujours pressé, ne faisait plus passer en priorité les aspects pragmatiques d’un service ou d’un bien. Comme s’il était prêt à remiser son confort, patienter, subir les frictions de la vie, plutôt que d’adopter un rapport utilitaire au monde dont l’axiome est « au plus vite selon mes désirs ».
Scholz fait donc fi des consom’acteurs. Ils auront certes leur rôle, mais le travailleur est bien plus essentiel. Aucune mention n’est faite non plus du revenu universel. On sait par ailleurs que l’auteur est favorable à cette idée dans le cadre d’une économie post-capitaliste et post-salariat, mais jamais cette éventualité n’est réellement inscrite dans son coopérativisme de plateforme. Peut-être craint-il, comme beaucoup d’autres, que ce revenu inconditionnel versé à tous ne serve avant tout qu’à coaguler une société polarisée où une partie de la population serait condamnée au chômage de masse structurel et à faire des petits boulots précaires pour le compte d’une plateforme.
Trebor Scholz nous rassure d’emblée : il est on ne peut plus conscient que l’économie dite collaborative n’est qu’une économie du partage… des restes. Le véritable apport de Scholz réside dans son travail positif quant à l’alternative possible. Comment les plateformes numériques pourraient-elles contribuer au développement d’une économie authentiquement solidaire ?
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